Hors concours de nouvelles de Terre Vivante 2020 :
LES TAUPES
Toutes ressemblances avec des personnes ayant existé ou existantes seraient fortuites et volontaires.
CHAPITRE I
DECLARATION d’ERLI à la Police
Elle creusait, creusait, creusait…
Sa fourche bêche s’enfonçait, comme dans du beurre ! Pourtant, le jardin résultait d’un glissement de terrain sur les moraines frontales d’un glacier de l’aire secondaire dans la vallée de la Fauge, tout là-haut, sur le plateau des 4 montagnes du Vercors :
- « Vous auriez vu, dites ! ça faisait des heures… Elle avait disparu… Alors je me suis approchée… Oh ! Prudemment, bien sûr ! On ne sait jamais ! En cette période de confinement… vous auriez pu passer… Je n’avais pas rempli mon attestation… Il n’y avait pas de case prévue pour la curiosité. Je suis quand même venue vous faire ma déclaration, des fois que l’on m’accuserait… Vous seriez témoins de ma bonne foi.
Je me suis demandée comment elle avait pu disparaître si rapidement au milieu de ces rochers petits et gros charriés par les glaces. C’est alors que je l’ai vu, ce squelette, tout au fond du trou à 40 mètres et elle au dessus, avec un bidon d’essence, penchée, lanterne frontale solaire éclairée au milieu d’un nid d’asticots ravageurs…
Je raconte pas de salades, non, Messieurs ; je ne me moque pas de vous… J’oserais pas… vous avez tant à faire à contrôler les fous qui se font photographier en train de pique-niquer sur le plateau de Cornafion, pour face-book, pour vous provoquer, épater leurs enfants alors qu’ils sont censés déposer des interdictions d’emprunter les chemins de la montagne en cette période de pandémie…
J’ veux pas médire ; la délation, c’est pas pour moi ; je dis la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ! Je m’occupe d’habitude de mes oignons… Je sais bien ce que vous pensez, que je suis en train de me prendre le chou : je vous jure « TOUS LES SOLS SONT BONS ! Même pour les cadavres. Il y avait pourtant des racines ; on avait dû planter des rutabagas durant la deuxième guerre mondiale pour porter en vélo de la nourriture aux maquisards de Valchevrière ; on avait dû travailler la terre à la Grelinette.
Elle continuait sans me voir ; elle ne semblait pas avoir une araignée dans la coloquinte. Jamais, elle relevait la tête ; même pas le dos en compote ! Jamais vu sur la Planète, une jardinière comme elle ! Elle était rouge comme une tomate ; elle n’ avait pas dû sucrer les fraises ces temps-ci. Restriction oblige !
Moi, j’avais pas un radis, Messieurs ; alors je m’suis dit : « Si j’fais une déclaration, y aura peut-être une récompense ! J’ai un gosse, haut comme 3 pommes, qui m’a rejointe avec son petit vélo en plastique trouvé à la Recyclerie de Villard de Lans : Bolb, qu’il l’appelait ! J’sais pas pourquoi. Paraît qu’faut faire des économies d’énergie !
Alors, j’ai crié ; elle m’a entendue ; elle a levé le bras et m’a montré… Dans la main, elle tenait une taupe par la queue ; de l’autre elle la débarrassait des hyphes des champignons qui la recouvraient…
- Madame, vous nous faites perdre notre temps en cette épidémie de coronavirus !
Renseignez, vous ; vous savez bien qu’on peut chauffer une maison toute entière en allant chercher l’eau du sol au plus profond, dans un puits canadien, avant de la remonter ; c’est la « Transition énergétique ».
- Mais, Messieurs, une femme seule, à bout de bras, soulever les pierres et la terre ? C’est la femme de l’ogre ; c’est Gargantua femelle ! ça n’existe pas. »
CHAPITRE II
LES RUMEURS
Les policiers se regardèrent et comprirent, vu l’insistance, que quelque chose de grave se passait. Ils se renseignèrent ; Gargantua était-il venu de Tours à Lyon, voire sur le Vercors ? Peut-être ! Rabelais ne le dit point, répondirent les littéraires de La Société des écrivains de Grenoble, interrogés en urgence. Ils en référèrent au Tribunal de Grenoble, par l’intermédiaire du nouveau Maire de Villard de Lans , récemment élu au premier tour des élections de Mars 2020 , à 9 voix d’écart avec sa concurrente, pourtant bien installée ; lui, un avocat, ancien bâtonnier, saurait ce que juridiquement , on pouvait diligenter comme enquête.
Celui-ci obtint qu’elle fût diligentée. Alors on enquêta.
A qui appartenait le terrain, à l’origine ? Qui l’avait vendu à qui ? Des gens du Nord l’avait racheté ; ils n’avaient pu y transporter de cadavre ? Tout se voit à la campagne entre les fermes. Des fermes voisines, on aurait vu…
On descendit dans le trou. On remonta des os, par petits bouts, des os humains, qu’on aligna pour reconstituer l’image du cadavre. A l’évidence, un crime avait été commis. Est-ce pour cela que le terrain avait été vendu ? Qui l’avait vendu ? Le fils aîné du fermier.
Que savait-on dans le voisinage ? Ils allèrent de maison en maison, des Cochettes, aux Pierres, des Pierres jusqu’à l’Essarton, en haut des gorges de la Bourne, des Geymonds à Lans en Vercors, du centre bourg à Corrençon en Vercors, sur tout le territoire de la commune.
Le vieux fermier, le père, avait été conseiller municipal…crime politique ? L’affaire prenait de l’ampleur ; il ne s’agissait plus d’une taupe ou du moins pas celle-là !
L’enquête révéla qu’autrefois, entre les fermes du plateau, on était à couteaux tirés parfois, chez certains propriétaires, pour cause de bornage ; les fermiers veillaient jalousement sur leurs propriétés et n’hésitaient pas à grignoter quelques centimètres, voire plus, cinquante à un mètre soixante et onze, dans le cas présent, en déplaçant la terre, les rochers, sous prétexte que la terre tombait et qu’il fallait la retenir fermement… C’est ce que dirent les anciens propriétaires du terrain devenu une scène de crime. Ils ajoutèrent ce qu’ils savaient.
Effectivement, il y avait eu litige entre deux membres d’une même famille qui possédait le vallon des Cochettes : le père et le fils aîné. Ce dernier aurait voulu avoir la meilleure part de l’héritage et n’avait de cesse de le faire sentir à son géniteur. Certains l’avaient vu lever la main sur le vieux qui hurlait à l’aide… De quoi mourir de peur… si ce n’était lui, du moins sa femme, elle qui avait soutenu les maquisards en cachette en 1944.
Le fils était coriace, sa rancœur mauvaise ; il se sentait frustré de récompense, du travail fourni dans sa jeunesse. Pour se venger, il avait même tari l’abreuvoir de la ferme en détournant la source qui l’alimentait dans sa cuve d’eau pluviale pour arroser le jardin dont il était fier. Sa rage était si forte qu’il brandit un jour sa tronçonneuse pour aller régler ses comptes avec l’entourage ; la Police et le médecin, appelés d’urgence, l’avaient fait interner quelques jours à Voreppe. Les Vertacomicoriens qui le connaissait bien sur le plateau, se firent prolixes et libérèrent leur parole. D’habitude, on ne se trahit pas entre gens de la Montagne !
D’où venait ce squelette sur les terres vendues précipitamment sur un terrain inconstructible, que la Mairie de l’époque, forte de la demande du fils d’un ancien conseiller municipal pour le rendre constructible, avait accepté de déclasser, bien que ce soit une moraine glaciaire, un terrain inviolable?
On enquêta plus loin encore. La famille avait ses racines et ses prolongements au-delà du bourg. Tous se connaissaient. On avait vu ce fils, à Corrençon, lors de la fête du village, scier les troncs à la vitesse d’un engin motorisé… Pourquoi pas des membres !
Les souvenirs enfouis de la deuxième guerre mondiale ressurgirent… Il y avait bien une femme…Elle portait à manger en vélo à Valchevrière chaque matin aux maquisards… on disait qu’il y en avait un, plus beau que les autres, que c’était pour lui qu’elle pédalait en sifflotant le chant des Partisans, pour avertir les copains à son arrivée au Belvédère de Valchevrière. Etait-ce son fils ou son amant ? Les rumeurs allaient bon train…
On sut qu’une Marie avait dansé, la mère ou la bru, à la vogue du café de la Résistance, en bas sur la route de la Patache, toute la nuit avec un gars d’Autrans , car les jeunes cherchaient distraction, en ces temps de refuge dans la montagne ; la guerre n’était pas loin, l’occupant non plus ; il venait d’Italie, de Bergame, appelé pour ses qualités professionnelles de bûcheron, comme tous les bûcherons italiens, meilleurs que les Français dans la taille de la forêt ; celui-là , l’Emile comme on l’appelait, était tout frisé, noir de cheveux, yeux de braise, taille svelte, sourire radieux ; il enjôlait toutes les filles ; mais la Marie, restée sagement sur le banc de pierre, sentit tout à coup sa main saisie par une poigne chaude qui la tirait sur la piste de mauvaises planches ; leurs corps s’enlacèrent en rythme, cadencé ; leurs corps s’épousèrent ; à l’évidence, ils se plaisaient ; encore et encore, il revint la chercher pour une danse, puis une autre et encore et encore ; c’était un scandale ! Où était son mari ? Sa fille était née depuis trois mois à peine et la voilà désertant le domicile conjugal… Les langues se délièrent.
On l’avait forcée à épouser ce fils de propriétaire de forêt, car elle était sans dot alors que la famille du mari handicapé avait des bois et des terres ; il fallait qu’il trouve un héritier ; l’héritage, en ces contrées, c’est le bien, la sécurité, le travail, la nourriture, si on fait son jardin. Il l’avait prise un jour, et depuis la prenait toujours, comme le taureau prend la vache au pays, dit la gent féminine ; il l’avait montée une fois et la montait toujours ainsi, pensant que c’était ainsi qu’on courtisait une femme, voire, qu’on la gardait. Et elle … Elle n’en pouvait plus ; le contrat était rempli : elle lui avait donné un héritier que sa belle-mère, à la ferme, s’appropriait ; l’éducation à l’ancienne était la meilleure, disait son fils… Que dire ! La bru ne pouvait même pas saler elle-même la soupe quotidienne ; la mère veillait au grain, au bon grain ; la belle fille s’inclinait de plus en plus… puis se redressa lors de cette vogue, par un coup de reins ; elle se sentait délivrée par la danse qui s’emparait de son corps comme une liane… Les amants s’unirent le soir même, non loin du moulin de Bréduire, sous les buissons du chemin qui mène aux Jarrands, vers la petite maison de l’Italien ; ils y revinrent souvent ; les cornes du mari poussèrent… on riait sous cape : un cocu de plus au pays ; il fallait bien se distraire ; à défaut de savoir penser, on est libre de juger !
Le mari le sut le lendemain même et rumina longtemps sa rage d’être ainsi ridiculisé ; il chercha des moyens en ces temps troublés ; il lui vint à l’esprit de se débarrasser de son rival, mine de rien, en traitre.
Un jour, il prit la Patache qui le descendit par les gorges du Furon, jusqu’à Grenoble, à la Gestapo, boulevard Gambetta ; il y fit sa déclaration …
Les Allemands avaient succédé aux Italiens et nettoieraient certainement les erreurs, les taches et les oublis volontaires de ceux-ci. Il trouva une oreille et une plume qui écrivit la déclaration sur l’honneur de la taupe qui se vengea par la délation. « CHUT, LES MURS ONT DES OREILLES », disait l’affiche rouge.
Puis il remonta le soir même par la Patache qui mit cinq heures pour regagner Villard de Lans. Il se vanta de ce qu’il avait fait ; c’est comme cela qu’on le sut au bourg. On épiait ses réactions ; on attendait les effets de la délation ; on craignait la montée des Allemands par Saint Nizier. Ils vinrent par Les Barraques un jour à trois, en estafette. Les bûcherons, qui travaillaient pour eux, comme taupes ou agents doubles, au bénéfice des maquisards de plus en plus nombreux et les renseignaient sur toutes les allers et venues projetées par l’occupant, les attaquèrent à dix contre trois et les tuèrent. Le P.C. de Jean Prévost avait pourtant fait passer la consigne : pas d’attaque en Vercors pour les gars du S.T.O. ; tout en défense avant la dispersion rapide au maquis.
Bien évidemment, la Gestapo fut au courant et encercla le Vercors, du nord au sud, formant le piège. La taupe avait attiré l’attention des nazis… Ceux-ci cherchèrent les coupables parmi la population et prirent des otages. La taupe, alors, régla ses comptes elle-même.
Un soir, elle gagna le camp de Valchevrière, s’introduisit sous la ramée, dans les loges des maquisards, non loin des trente maisons abandonnées par leurs occupants vachôrains, qui avaient regagné Villard de Lans. Se glissant entre les murs, la taupe siffla… A l’intérieur, un homme, alerté, se leva, seul, pour voir. La taupe l’attrapa par derrière avec le bras, serrant son cou de plus en plus fort, jusqu’à le tordre soudainement et donner le coup de grâce, en silence, à l’amant présumé.
Mais il fallait effacer les traces. La taupe le prit sur ses épaules et revint par les bois toute la nuit, jusqu’à Bois Barbu et le rond point de l’Essarton ; c’est là qu’au petit matin, le rideau d’une fenêtre éclairée se leva et qu’on vit l’attelage surprenant d’un homme qui en transportait un autre ; il ne fallut pas longtemps pour que l’on amalgame le lien entre le mari de la Marie et la disparition de l’amant… Les langues allaient bon train ; la rumeur prenait de l’ampleur, d’autant que la population craignait des représailles.
Déjà, on annonçait une attaque sur Saint Nizier ; les voilà, se dit –on ; la taupe a fait son chemin. Mais où le mari trompé a-t-il fait disparaître le cadavre ? Que sait-on de la femme ? On ne la voit plus au marché… Est-elle séquestrée par sa belle-mère, la vieille folle, La lune, comme on l’appelait ; on disait même qu’un soir on avait vu la cheminée du téchou, fumer : une fumée noire…Les gendarmes de Villard de Lans avaient reçu des plaintes et la police montée à cheval était venu voir ; où chercher ? Aucune déclaration ne fut transmise au Procureur, comme à leur habitude, chacun réglant ses affaires chez soi, en Vercors !
La bru avait disparu ; le mari n’avait fait aucune déclaration à la gendarmerie, pour que les recherches commencent ; c’était vraiment louche !
Les archives de l’époque ne retraçaient aucune action en ce sens.
Pourquoi rouvrir l’enquête après soixante quinze ans ?
CHAPITRE III
L’ENQUÊTE
On avait un corps ; on pouvait difficilement l’ignorer : un corps signé d’une taupe !!!
Comme si l’assassin avait signé son crime.
L’enquête de voisinage devint plus insistante et plus objective ; que savait-on ?
- qu’un crime avait été commis aux Cochettes sur la propriété d’un ancien conseiller municipal, probablement il y a soixante quinze ans ; c’était à établir avec les recherches de la police scientifique de Grenoble, d’après l’analyse des morceaux de squelette ; était-ce un homme ou une femme ? le relevé d’A.D.N. l’apprendrait ; si on le comparait avec celui de l’enfant du couple de la femme adultère, une fille, on saurait !
- que le mari trompé, s’était remis en ménage avec une autre femme, de quelques années plus âgée que lui, mais coquette, avenante, quoique dédaigneuse de la société des Vertacomicoriens ; elle avait du bien dans le sud et le couple sans enfants partait souvent s’y refugier ; de quoi avait-il peur ? La seconde femme était-elle au courant du passé de ce fils aîné du fermier ?
- que ce mari était violent de nature, étant donné son enfermement dans un institut pour fous à Voreppe, par le médecin urgentiste, lors d’un conflit de bornage ;
- que son propre fils l’avait vu brandir une tronçonneuse en direction de ses nouveaux voisins ;
Une forte présomption de culpabilité naquit dans l’esprit de tous ; l’homme juge facilement, à défaut de penser. Il fallait des aveux ; la garde à vue dura trois jours sans succès ; l’homme avait les lèvres pincées sur ses souvenirs douloureux ; comment le faire craquer ? Ce qui était sûr, c’est qu’il avait quelque chose à cacher ; on inspecta ses bois du côté de la montée au Roybon et au Col Vert ; la battue fut difficile étant donné les forêts mal entretenues en Vercors ; les arbres abattus par la foudre y étaient à peine dégagés. On revint au terrain du puits canadien creusé par les nouveaux propriétaires et voisins de la taupe. Il fallait creuser plus près du premier puits et plus loin, sur tout le terrain ; on vit une armée de jardiniers, parmi la population se porter volontaires, pour prospecter, chacun avec un pieu, une pelle, un seau pour dégager la terre qui servit de remblai meuble au bas de la parcelle 203 du cadastre ; du jamais vu !
On finit par trouver un autre corps : des os plus petits, plus fragiles : un squelette de femme : la taupe était devenue dans l’esprit de la populace, « l’ogre des Cochettes »…
Les journalistes du Petit Dauphinois montèrent en masse par les gorges d’Engins et le chemin de la Patache tirée par les chevaux, autrefois, pour faire un article ; un afflux de curieux soudain fragilisa la route qu’il fallait élargir ; on eut l’idée de la faire passer plus haut pour éviter les crues du torrent, qui avait autrefois provoqué glissement de terrain, barrage et inondation sur les grandes cotes de Sassenage. L’affaire ressemblait à celle des terres froides : le crime de celle qu’on appelait la lune…
L’imaginaire s’empara du pays.
CHAPITRE IV
SORCELLERIES ET MAGIE
On l’avait vue la taupe, un soir, là-haut au bord du lac Pré des près, assis autour d’un feu qu’il avait allumé…on l’avait vu contempler les sorcières qui dansaient le sabbat… Un petit garçon, curieux, s’était enfui la nuit, pour le suivre et vérifier ce qui se disait de l’ogre des Cochettes; il ne croyait pas à ces sornettes, mais il l’avait vue, la taupe, se joindre à elles et se tordre devant les flammes ; la fumée montait en colonne droite vers les étoiles et la voie lactée, par nuit claire ; le petit les avait même entendue parler… Elles se moquaient des vivants qui croyaient à leurs balivernes et elles en rajoutaient ; elles se souvenaient des jeux olympiques de 1968 et des épreuves de luge à Villard de Lans au Frier et de la façon dont Jean –Pierre de Petro avait gagné une médaille, sauvant l’honneur des Vertacomiciriens ; heureusement qu’elles avaient fait semblant de voler sa luge de compétition , maladroitement abandonnée dans la grange ; elles avaient pu s’en saisir , non sans l’avertir à grand bruit, qu’un intrus s’y était introduit pour la voler ; c’est grâce à elles qu’il s’était levé en catastrophe , avait couru délivrer le cheval blanc magique de ses liens, l’avait enfourché à cru et avait réussi à les rattraper toutes pour leur reprendre son bien ; ce qui lui avait permis le lendemain de se placer sur le podium ; mais au moment où il toisait la foule acclamant les vainqueurs , il avait entendu le cheval mythologique Pégase réclamer son dû : le dû de la magie, de la sorcellerie, de l’imaginaire au secret dans le cerveau humain depuis la création : la revanche du malin !
Leurs histoires fusaient durant leur sabbat ; elles se réunissaient même pour cela : entretenir la flamme, les croyances en l’irrationnel, puisque les hommes prétendaient tout savoir grâce à leur entendement et à la logique positiviste de leurs philosophes , comme Descartes ou Voltaire ; il fallait bien que l’irrationnel prenne sa revanche : triste condamnation des sorcières ; elles avaient l’habitude depuis le Moyen Âge, d’être sacrifiées au bénéfice de quelques uns dans l’église, qui se méfiaient de ces femmes libres qui mettaient en doute la Foi par la science et cautionnaient Galilée et tous les autres…
On l’avait vu grimper avec les autres alpinistes, lui, le moniteur de ski improvisé, qu’il était devenu, se plaçant parmi les diplômés de la montagne et les champions de toutes les compétitions en Vercors ; un jour, ils avaient même vu des lueurs bouger au sommet du Mont inaccessible en Trièves ; ils s’étaient munis de leur sac à dos de cordes et de piolets pour s’approcher au plus près du Mont Aiguille, depuis le Pas des Chatons, au sud du Grand Veymond ; ils les avaient entendus ces chuchotements incessants qui grossissaient la nuit jusqu’à les empêcher de dormir sur le plateau des 4 montagnes : c’étaient des femmes ; ils tendirent l’oreille et comprirent les bribes de paroles lancées à la volée de l’une à l’autre ; il y était question des hommes et de leurs turpitudes, de leurs trahisons, de leurs jalousies, de leurs envies, de leurs médisances insupportables. Qui étaient ces femmes et comment savaient-elles cela ? Pourquoi étaient-elles confinées ainsi ? Qui les avaient mises là ? Ce ne pouvait être que surnaturel !
Il fallait en avoir le cœur net ; ils partirent tous ensemble à l’assaut de la septième merveille du Dauphiné, depuis le bas et franchirent le pierrier, puis la cheminée pour déboucher sur le plateau sommital avec chacun, un bouquet de fleurs du Pays. Ils les avaient soumises à un marché : se taire et descendre sur leur dos ou être condamnées à vie ; elles choisirent de descendre, moyennant silence, chacune sur le dos d’un montagnard, fût-il une taupe ! Celui-ci s’en était glorifié au retour et l’histoire avait fait le tour du Dauphiné depuis le Vercors des 4 montagnes ; on en avait même fait un conte !
On en retint le message secret : tendez l’oreille au creux d’un sabot de Vénus et vous entendrez les fées, exilées par Zeus, pour commérage, depuis les temps antiques…
La taupe savait que les hommes sont crédules et paresseux et qu’ils ne vérifient jamais les rumeurs mais les recoupent sans cesse, à satiété, avec un plaisir incommensurable.
On disait même qu’avant que le vieux fermier père meure à l’hôpital de la Tronche, il avait raconté une histoire de Mors du Diable, cette plante, appelée succise, qui pousse au bord des trous, parfois, à Château Julien où on avait - dit-on- jeté les bébés nés du viol de jeunes filles pendant la dernière guerre. La taupe se repaissait de ces horreurs, les divulguaient pour asseoir son pouvoir de nuisance et prendre sa revanche sur ceux qui l’enviaient ou le dénigraient, croyait-il. La taupe avait un compte à régler avec lui-même, se dirent les policiers qui l’interrogeaient, à tour de rôle, durant sa garde à vue ; c’était interminable : comment distinguer le vrai du faux ?
Il continuait sans relâche et la gendarmerie était obligée de l’entendre, sur ordre du Procureur de La République de Grenoble. Il se défendait et plaidait non coupable, dès l’instruction, prétextant que son ancêtre avait commis l’irréparable, une nuit dans sa cabane de bûcheron du côté de bois Barbu ; un pèlerin avait tapé à la porte un soir de grande tempête, pour chercher un abri, à la fin de sa traversée du Vercors de Die à Corrençon ; il avait profité du couvert et de la paille de la couchette, après avoir raconté son périple, depuis l’Italie. L’ailleul n’avait d’yeux que pour la croix de pierreries qui scintillait au cou de l’étranger et se l’appropria durant le sommeil de l’invité, d’un coup de hache.
Il était donc bien dans les gênes de la famille, se dirent les représentants de la loi, de régler leurs affaires eux-mêmes et de satisfaire leurs envies, au détriment du bien des voisins.
On le crut affabulateur, puis fou. La taupe renchérissait d’histoires, comme pour noyer les recherches dans un flot de paroles invraisemblables ; qui démêlerait le vrai du faux ; n’est-ce pas toujours ainsi dans une enquête ?
Le présumé coupable raconta alors qu’en compagnie du garde-champêtre de Corrençon, ancien maquisard, qui avait grillagé le porche de la grotte de la Glaciaire, pour la sécurité des randonneurs, il était descendu, un soir, par l’escalier de bois vermoulu, le long de la paroi, jusqu’au névé où l’on gardait autrefois la viande sur la glace, et durant le maquis les armes et le trésor des résistants. La taupe avait entendu des voix, comme le garde ; ils avaient même relevé des miettes de pain sur le sol gelé, qui prouvait une occupation humaine ; les paroles prononcées indiquaient que les occupants de la grotte craignaient d’être attaqués…Le passé et le présent se mélangeaient dans le cerveau de la taupe et dans la tête des enquêteurs… La taupe était-elle consciente de cela, folle ou perverse ?
Ce qui est sûr, c’est qu’elle leur racontait des histoires. Les policiers , à tour de rôle, s’énervaient et voulaient faire craquer l’homme, plus fort qu’il n’y paraissait ; ce qui leur laissait à penser qu’il pouvait être un tueur en série depuis plusieurs années ; pendant que le terrain suspect d’être une gigantesque tombe était remué et creusé à la pelle motorisée, de part en part, du bas en hauteur sur vingt mètres de longueur et vingt de largeur, l’homme sous les feux des inspecteurs, les uns après les autres, commençait par être sincère et fabulait ensuite, dans une sorte de logorrhée qui glissait du réel à l’imaginaire ; il leur fallait des pages et des pages de comptes-rendus crayonnés qu’ils devaient taper ensuite pour rendre compte au Procureur ; les journalistes, informés par bribes à chaque heure, émettaient articles sur articles pour entretenir le suspense des lecteurs sur Villard, attirer l’attention du Département et de la Région sur ce Territoire, reculé, qui avait besoin de subventions, d’aides, de moyens, si on voulait le faire entrer dans la métropole grenobloise et profiter de l’augmentation de ses impôts ; les politiques s’en mêlaient, s’opposaient : « on aurait dû…Y a qu’à…faut que… » Tous étaient pris d’une folie langagière qui entretenait la panique sur le tueur vertacomicorien. On ne tarissait pas de remarques sur leur nature profonde de ses congénères, dissimulatrice, voire rusée, intéressée et avare.
L’homme, lui-même, en interrogatoire, en donnait les preuves ; il avait vu un jour un cheval blanc dans la plaine de Lans, entre le Furon et la Bourne, qui errait à pas lents ; l’animal était élégant ; rien à voir avec le cheval barraquand du pays, petit et robuste qui faisant l’honneur des spécialistes. Il s’était doucement approché de lui. Puis, d’un coup, il s’était élancé sur sa croupe ; le cheval n’avait pas bougé d’abord, s’était mis ensuite au pas, au trot, au galop, jusqu’à ce qu’il s’arrête tout à coup devant l’auberge des gorges du Furon. L’homme comprit que le cheval avait faim ; il entra dans l’auberge à l’heure de midi ; elle était pleine de commensaux attablés ; point de place ! Alors l’homme lançant à la cantonade : ‘Un plat d’écrevisses pour mon cheval, s’il vous plait ! » Tout le monde releva la tête et se précipita dehors pour regarder le spectacle du plat du cuisinier apporté au cheval ! Pendant ce temps, l’homme entra dans la salle vide, plus avant et s’attabla, seul, devant les plats d’écrevisses abandonné par les curieux. Quand tous rentrèrent, le cavalier avait disparu et repris la route jusqu’au Villard…
Les enquêteurs rentrèrent au commissariat et rapportèrent ce qu’on leur avait dit :
La taupe se transformait la nuit en loup-garou ; on l’avait surprise un jour en train de dévorer un agneau ; les chasseurs l’avait poursuivie jusqu’au village et l’avait vu rentrer dans la ferme aux Cochettes ; les plus vaillants tapèrent à la porte ; une femme leur ouvrit ; ils s’expliquèrent mais virent, dans l’entrebâillement de la porte, la taupe, attablée, pour manger la soupe !!! Ils n’en crurent pas leurs yeux. Où était la vérité ?
Les langues allaient bon train. Les enfants, eux-mêmes rapportèrent, qu’un jour qu’ils gardaient le troupeau de brebis de la ferme, le loup-garou avait surgi près d’eux, pour s’emparer de la tartine de confiture d’un garçon qu’il avait mordu au visage ; Ce dernier tout ensanglanté était rentré en courant et hurlant à la ferme et ses parents avaient crié à la cantonade, qu’on devait appeler le louvetier et son régiment ; il avait fallu que le loup-garou s’attaque au lévrier du seigneur du château de Lans, pour que le louvetier se déplace et organise une battue ; celle-ci avait pris quelques jours , durant lesquels ses hommes étaient hébergés chez l’habitant et profitaient amplement des victuailles du garde-manger de chacun. Le loup-garou rôdait toujours, même le jour, jusqu’à ce qu’on voit le grand-père se découper, nu, dans l’encadrement de la porte ouverte, se retourner et montrer le corps frissonnant du loup qu’il avait capturé tout seul de ses mains, tandis qu’il se soulageait, péniblement, à cause de ses hémorroïdes, aux toilettes. On avait ri aux larmes. La vindicte populaire éclatait : on faisait justice soi-même.
Les filles aussi, renchérirent ; l’une d’elle avait été poursuivie dans les gorges de la Bourne, sur les chemins secrets, connus des seuls occupants du Vercors. Le loup garou, l’ancêtre de la taupe, l’avait surprise, cueillant des sabots de Vénus pour sa grand-mère, qu’elle devait visiter depuis Pont en Royans, jusqu’au refuge du Roybon, en dessous du Col Vert. Elle avait couru de toutes ses petites jambes le long du torrent jusqu’aux Jarrands ; de là, elle avait continué tout droit jusqu’à la place de l’ours du Villard et tout droit encore, jusqu’au pont de l’Amour et à la cascade. Là, elle s’était cachée derrière la chute du torrent ; il ne l’avait pas vue ; il avait continué à courir vers le fond du vallon de la Fauge, tandis qu’elle se dégageait en vitesse pour rejoindre la refuge de sa grand-mère : « roulé, le loup-garou ! » avait-elle dit en riant ; « Il ne peut pas nous manger toutes les deux une nouvelle fois ! ».
C’était la revanche de l’imaginaire sur le réel. Le loup-garou avait dévoré tant de fillettes, qu’il serait bien possible que l’une d’elle ait été emportée aux Cochettes et soient enterrée là dans le champ de l’ogre.
Il était temps de chercher des preuves de toutes les allégations recueillies ici et là sur tout le plateau, On les demanda à ceux qui avaient spontanément témoigné. Un homme apporta une alliance ; celle-ci appartenait à sa femme qui l’avait souvent laissée plusieurs jours durant pour pérégriner en Isère et revenir, sans prévenir ensuite auprès de son pierrot de mari conciliant ; on les avaient vus ensemble, la taupe et elle, sa colombine, sur les pistes de ski l’hiver ; la taupe nia avoir tué sa femme ; il se tordait sur sa chaise et l’interrogatoire durait des heures ; derrière la glace sans teint, la hiérarchie piétinait ; le Préfet avait interrogé le Procureur général à cet effet ; il était temps d’éteindre l’incendie de la Presse ; les journalistes refusaient de livrer leurs sources, tant que les articles s’y alimentaient.
CHAPITRE V
QUE DISAIT L’HISTOIRE ?
La réalité passée valait les récits fantaisistes alimentés par les légendes du Dauphiné recueillies par Joïsten.
Il y avait eu autrefois deux notaires, qui malgré leurs différences d’appartenance religieuse, réglaient les affaires en commun pour éviter que se reproduisent les guerres de religion : des affaires de bornes, d’héritages, de successions litigieuses entre enfants de lits différents. Qu’avait à faire la taupe là-dedans ? Tout, à vrai dire, dans la mesure où parmi ses aïeux était un meunier, dont la femme était courtisée par l’intendant du château de Corrençon en Vercors. Ce meunier, avait pu, moyennant quelques tours de magie indiqués par la sorcière de Bois Barbu, se débarrasser doublement de son rival et de sa femme adultère. La taupe avait là un modèle de crime qu’il aurait pu imiter, comme tous les autres se dirent les enquêteurs. Ils eurent d’autres hypothèses.
Dans le cas d’une succession de notaire à Lans, le fils aîné avait disparu à la guerre d’Italie et ne revenait pas au bout des 5 ans prévus dans le testament ; du moins le croyait-on ! Le fils cadet, aurait, pour hériter, pu faire supprimer l’héritier ; on disait qu’un ancêtre de la taupe avait proposé ses services, incognito ; l’affaire se déroulait à Lans et la taupe n’était connue qu’au Villard ; rien à craindre d’être découvert donc ; l’enquête n’irait pas loin et s’arrêterait aux limites des villages, comme il se devait au pays des 4 montagnes ; chacun chez soi lavait son linge en famille.
Ceci eut lieu comme prévu ; cette taupe se mettait au service des uns et des autres, pour gagner sa vie en exécutant leurs contrats. Les « Cahiers du Peuil » écrits bien plus tard, sont une mine de ces récits de turpitude des anciens dont la taupe avait hérité, comme ancienne famille du pays ; elle avait ainsi ses lettres de noblesse ou de malfaisance. Intouchable, car chacun avait eu des services de ce genre à lui demander. Il n’y avait qu’au marché de Villard, qu’on apprit encore un fait nouveau, bien plus tard, par ouïe dire.
Ainsi, tandis que le marché battait son plein et que les étals étaient remplis de marchandises devant des clients devisant, trois chalands se racontaient comment leurs femmes les avaient rendus heureux, avec un air entendu qui en disait long sur les pratiques sexuelles au pays ; ils souriaient, rivalisant de détails croustillants ; un autre avouait qu’il n’avait eu cette chance et la cherchait ailleurs dans d’autres lits ; le troisième avoua s’être débarrassé de sa femme en l’enterrant dans sa propriété…
La police tenait là une piste enfin ; on convoqua les trois compères.
-« Vous êtes priés de nous dire ce que des chalands vous ont entendu dire en ce jour de marché à Villard ! » Le premier nia que la conversation ait eu lieu. Le second avait oublié les propos prononcés, mais se souvenait des paroles de son compère qui avait enterré sa première compagne dans sa propriété. L’intéressé se troubla, lorsque les gendarmes lui rapportèrent les paroles qu’il avait prononcées devant témoins ; de quoi l’inculper !
Il fut confronté à un homme rencontré au cimetière sur la tombe de sa femme, qui pleurait à chaudes larmes, devant la plaque qu’il avait fait sceller dans le marbre et qui disait : « Attends –moi ! » ; ce à quoi la taupe aurait répondu, aux dires de ce veuf en interrogatoire : « Pas question que je donne à la mienne la satisfaction de me voir pleurer ; sous terre, elle ne m’emm… plus !
La taupe nia avoir prononcé ces paroles ; Il fallait le faire craquer.
On l’hypnotisa pour le mettre à l’épreuve de vérité. Il avoua une série de larcins dans les fermes voisines, de vol de foin, de réserve d’eau, de vaches mêmes, sous prétexte de passage du loup-garou ; il avait revendu les vaches volées, dans un autre massif des Préalpes, comme la Chartreuse ; il avait terrorisé les enfants au pré, faisait fuir leurs troupeaux.
Enfin, lorsqu’on l’interrogea sur sa première femme, il se troubla ; le tracé de la machine à détecter le mensonge dérailla sérieusement créant le doute ; on avait touché la cible éventuelle de son crime. Restait à faire une analyse A.D.N. du squelette et du fils d’un premier lit de la taupe. Elle tardait à venir ; le département des recherches scientifiques de Grenoble était débordé par la violence de la ville et manquait de moyens en hommes.
C’est alors que la recherche aux Archives de Grenoble porta son fruit : une lettre s’y était égarée ; elle portait l’en-tête de la Gestapo en 1944 : c’était une lettre de délation.
Au bout de 50 ans les archives de guerre devenaient publiques et tous les Français délateurs pouvaient potentiellement être retrouvés ; cette lettre égarée fortuitement était une aubaine dans le cas de l’enquête ; elle disait :
« Messieurs les occupants, sachez que sur le plateau du Vercors à Villard de Lans , on a vu un homme aux Cochettes, transporter sur son dos un corps et l’enterrer sur son terrain, en hauteur devant sa ferme. »
Ce ne pouvait être que la ferme en question. La taupe se troubla. L’interrogatoire avait déjà duré 48 heures et le présumé coupable était épuisé. Le parquet s’impatientait. Il avoua qu’un soir, il avait dû creuser en effet dans son terrain, parce qu’il cherchait de l’eau pour arroser son jardin. –« De nuit ? » lui fut-il répondu. Il était traqué. « - Avez-vous des témoins de cela ?- La mère et le père était couchés. –« Vous n’avez ni frère, ni sœur ? – Si ! Mais ils n’étaient pas d’accord pour que je creuse, parce que ça risquait de dévier l’écoulement des eaux dans le vallon des Cochettes ! – Qui aurait pu en pâtir, si ce n’est vous ?- Ceux de la ferme des résistants, plus loin ! »
On fit venir les propriétaires voisins. On savait qu’ils avaient aidé des maquisards pendant la guerre, qu’ils avaient pris des risques, face aux Nazis, qu’ils étaient fiables , à cause de cela. On tomba sur leurs descendants, nés tout juste après la guerre, dont les souvenirs, hormis celui-là, étaient diffus sur cette période héroïque mais trouble de résistance en Vercors.
Cependant, les aveux de l’un d’eux troublèrent les inspecteurs :
« Un matin, le sol a tremblé ; des pierres se sont éboulées, depuis le vallon de la Fauge, de grosses pierres ; il reste les plus grosses en bas du chemin au Pont de l’Amour, face au Lycée climatique construit bien plus tard ; mais d’autres ont dévalé le long du vallon, là où on a construit le premier télésiège pour le ski en Vercors ; la terre s’est ouverte selon une ligne de secousse sismique et de faille ; les propriétaires de la ferme ont surgi, père, mère et les trois enfants, l’aîné, le cadet et la sœur ; l’aîné est allé voir en haut du terrain ; le sol s’était effondré à cet endroit ; tout à coup, les secousses ont repris, beaucoup plus fortes ; le clocher de Corrençon en Vercors s’est effondré ; des murs de maisons se sont craquelés ; les gens sortaient de leur ferme ; bêtes et gens couraient en tous sens. Le curé, sorti de sa cure, priait à même le sol sur la place, aux dires des Corrençonnais….
Effectivement, sur le terrain, supposé être le lieu d’un crime, les grosses pierres affleuraient ; la femme , vue par Erli, avait creusé à côté, dans une terre devenue meuble à force d’éboulements. On fit sonder le terrain et on s’aperçut qu’effectivement, à cause de ces éboulements successifs, dus à la moraine frontale du glacier millénaire et de ce tremblement de terre datant de 1962, dont l’épicentre était bien Corrençon en Vercors, mais dont les soubresauts se firent sentir jusqu’à Grenoble, dans les grands immeubles des nouveaux quartiers en périphérie de la vieille ville, la terre était meuble, inconstructible, ce que la taupe avait caché, avec la complicité du service d’urbanisme de la Mairie de l’époque à Villard de Lans, aux nouveaux propriétaires du puits canadien.
Pourquoi donc ce corps ? Etait-ce le produit d’un crime ou le résultat du tremblement de terre ? La taupe aurait-elle profité de l’excavation dégagée naturellement pour y enfuir un corps dont elle voulait se débarrasser ? Les hypothèses nouvelles affluaient : accident, crime passionnel ? Qui étaient les victimes ? L’homme ? La femme ?
Un Nazi qu’il fallait enterrer loin du massacre des Barraques, par les bûcherons ?
La taupe en était l’un d’eux.
Un amant, agressé la nuit au camp de Valchevrière, par son rival, le mari ?
La taupe avait effectivement été trahie par sa première épouse.
Un fermier voisin, dénoncé à la Gestapo, par un collaborateur ?
La taupe, s’était vantée d’y être allé déposer contre lui.
Il était temps pour l’inculpé de passer devant le juge d’instruction à la fin de la garde à vue.
CHAPITRE VI : LES AVEUX
Tandis que le juge interrogeait le présume coupable, il avait fait clarifier tous les éléments réunis par l’enquête, séparant ce qui relevait de l’imaginaire local, des souvenirs de la deuxième guerre mondiale et du maquis en 1944 en Vercors, des faits d’armes, des rumeurs… Pour cela il fallait relever des indices sur les lieux d’habitation. Une armée de gendarmes, passa au peigne fin toutes les pièces de la ferme en contrebas, de l’autre côté de la route, de la cave au grenier, tapant sur tous les murs pour savoir s’ils étaient creux, s’ils cachaient d’autres cadavres, ouvrant toutes les armoires, scrutant tous les recoins ; rien, rien, rien !
Tout à coup, l’un d’eux repéra le fenestron d’un « téchou », un appentis que les fermiers habituellement occupent avec des outils ; ils allaient passer outre quand l’un d’eux ouvrit le débarras ; une odeur âcre les prit aux narines ; des sacs de sciure au sol ; sur la toile de jute, des tâches brunes, l’analyse montra que c’étaient d’anciennes tâches de sang ; le juge interrogea le prévenu déféré devant lui : -« On a tué le cochon ! » dit-il en se troublant. L’investigation scientifique, à la façon de Sherlock Holmes, montra que ce n’était pas du sang animal, mais du sang humain ; on examina de plus près les murs avec torches et loupes. Apparurent alors des tâches de sang, dont l’orientation sur le mur, montrait, à la façon du célèbre criminaliste anglais du dix neuvième siècle, Paul Kirk, qu’elles provenaient du geste meurtrier de l’assassin debout, dont l’ombre portée entre les gouttes de sang se devinait , nettement sur le mur ; on put même en déduire sa taille, son geste de droitier, brandissant l’arme, une hache de bûcheron tenue horizontalement et lancée violemment de gauche à droite et retour, de droite à gauche, devant le meurtrier pour décapiter la femme présumée victime de cet assassinat ; selon les théories du juge Hans Gross dans son « Manuel d’Instruction judiciaire » de 1893 , sur le relevé des indices par la police, on examina les empreintes sur la hache abandonnée sur le sol à la hâte ; on les compara , comme dans le premier laboratoire scientifique, à celle de la taupe ; celle-ci se défendit de l’avoir utilisée pour tuer, mais c’était bien la hache avec laquelle il entamait l’arbre à abattre, en dernier lieu, après avoir scié le tronc en triangle à la tronçonneuse.
A la façon d’ Edmond Lokhart, on projeta sur la sol, un liquide qui fit venir à vue d’œil une semelle de chaussure ; la taille de la chaussure, le dessin de la semelle correspondaient , en tous points , à ceux de la taupe. Au fur et à mesure des découvertes, relatées en temps réels au juge, durant l’interrogatoire, face au présumé coupable, celui-ci s’agitait sur son siège, se tordait les mains, respirait fort… Brusquement, il se leva, se pencha sur le bureau du juge, l’attrapa à la gorge et serra de toutes ses forces. Les deux policiers, présents à l’entretien, eurent toutes les peines du monde à desserrer les doigts coupables sur le cou du juge : c’était un aveu de faiblesse ; les nerfs de la taupe avaient lâché et son geste était la preuve de sa culpabilité. Il fut incarcéré avant son procès en Assises, sans plus de preuves. En attendant le procès, dans sa cellule , il niait encore, criant, vociférant, invectivant les gardiens, insultant le juge et tous ceux qui, par le passé, s’étaient moqués de lui depuis l’enfance et durant son mariage, jusqu‘à l’adultère de sa femme; sa vindicte était énorme, accumulée depuis des années ; on l’entendit dans le couloir l’interpeller pour son prénom, pleurer, écumer de rage…Le spectacle était édifiant d’un être monstrueux, sorti de ses gonds, hors de lui, qui révélait ainsi sa nature profonde d’ogre dévorateur d’autrui. La rumeur n’avait pas tout à fait tort.
CHAPITRE VII : AUX ASSISES
-« Mesdames, Messieurs, la cour ! »
Tout le monde se leva pour voir entrer le juge, le procureur, les assesseurs et le jury populaire, soigneusement choisi, parmi des étrangers au plateau du Vercors, pour éviter les corrélations entre intérêt public et intérêts privés, propres à certains édiles du plateau, dans le passé comme au présent. L’avocat était en place, un avocat d’affaires, cependant commis d’office au pénal, contrairement à la norme, car personne n’avait voulu se charger de la défense du prévenu que les charges accablaient, un avocat, qui avait son cabinet à Grenoble, mais son domicile secondaire à Villard de Lans et qui pouvait avoir eu vent cependant des rumeurs, parmi lesquelles choisir pour la défense de ce client imposé.
Le juge fit appeler les témoins que lui proposaient la défense et l’accusation, en alternance : l’obtention d’un permis de construire sur un terrain inconstructible, les litiges du prévenu avec ses voisins pour les bornages, son goût de l’argent et sa jalousie d’héritier, son humiliation de mari trompé, sa perversité se traduisant par la délation aux nazis de la Gestapo, qu’il voulait faire passer pour les assassins de son rival, la violence du présumé coupable, sa dissimulation lors de la disparition de sa femme, son habitude du sang pour un ancien légionnaire, sa ruse à utiliser les récits anciens de magie ou de sorcellerie pour sa défense, sa propension au mensonge, sa folie simulée, génétique…
Furent passées en revue, toutes les hypothèses précédentes, servant à innocenter ou à accuser la taupe. Défilèrent tous les intéressés à l’affaire, dont les propriétaires du terrain sur lequel avait été creusé le puits canadien. Le couple fut formel : la taupe était d’une violence inouïe, capable de s’aviner, dès le lever du jour, si contrariété de ses projets, aux dires de sa compagne actuelle, lassée de ses coups de gueule, qui cherchait cependant à expliquer ses intentions secrètes : imposer sa loi. Le couple raconta la séance durant laquelle , au jardin, la taupe s’était prise de bec avec son acheteur éventuel de 300 mètres carrés de plus, qui lui communiquait son désistement ; la promesse verbale non tenue au pays mit la taupe dans une rage folle ; il sortit son tracteur , se munit de sa tronçonneuse de bûcheron et recula dans sa cour, avec l’intention de monter sur son terrain jusqu’à ce traitre de voisin qui refusait d’acheter la parcelle délimitée, qu’il avait fait apparaître au cadastre, avant même toute signature de promesse de vente. La compagne et le propre fils de la taupe, l’avaient vu agir en crise. Le médecin urgentiste avait constaté une démence qui nécessitait des soins à la maison d’internement pour fous à Voreppe. Ces témoignages, ajoutés au récit de l’agression du juge d’instruction furent déterminants pour le jury.
L’avocat plaida l’héritage de la génétique. Le Procureur développa la thèse de la folie, qui avait atteint la génération précédente, puisque le père de la taupe, en crise, avait déjà été interné quelques jours en urgence, lui aussi. Il insista sur le danger de relâcher des personnes apparemment guéries, sous médicaments, qui refusaient ensuite de les prendre à vie. Des malades mentaux, libérés ainsi avaient agressé dans la rue des passants et avaient fait un carnage. Il insista sur le passé de légionnaire de la taupe et son attitude au combat, de même que son goût de tuer, signalé par ses supérieurs. L’accusé méritait bien le surnom de taupe, qui se dissimule sous terre, le surnom d’ogre, comme prédateur de celui qui lui résiste et fait sa loi lui-même. La loi s’imposait à lui comme à tous. La cour avait les corps des amants et les motivations probables de l’accusé : appât du gain, vengeance, goût du crime ; son accès de rage fut considéré comme un aveu.
La taupe fut condamnée, sans circonstances atténuantes, à 20 ans d’internement, pour crime passionnel.
Elle eut une remise de peine, pour raison de pandémie du Corona virus ou COVID 19 et de nécessité de confinement en prison. Il fallait faire de la place entre les détenus pour vaincre le virus.
Il revint donc au pays au bout de 13 ans de détention, pour bonne conduite. En effet, il se tenait à carreaux, silencieux, muet même, obéissant à tous les ordres, supportant toutes les agressions de ses congénères, impressionnés par sa force, son faciès de vengeur et son passé de légionnaire.
Un arrêté d’éloignement fut cependant prononcé pour protéger ses voisins. Il fit comme si c’était lui qui se protégeait d’eux, en vendant la parcelle litigieuse, qui leur bouchait la vue sur la montagne et en érigeant de ses propres mains de bûcheron une base de bêton pour le grillage qui les enfermait presque. Le service de l’urbanisme veillait au grain. Un homme averti en veut deux. Le couple, objet du litige, avertit l’entourage de loin en loin. Les deux versions, la version orale des faits par la taupe à la cantonade et la version écrite ici, coexistent donc pour la postérité.
La vérité jaillit toujours, selon le philosophe Héraclite, des contraires qui s’affrontent. On le sait bien au jardin : le bon grain et l’ivraie peuvent pousser ensemble, se repoussant l’un l’autre jusqu’à ce que la bonne graine l’emporte finalement, comme le bien l’emporte sur le mal.
Trois bouleaux furent plantés finalement autour du puits et de la roche qui affleurait, bouchant le puits ; l’eau y était peut –être empoisonnée !
« Cultiver son jardin » est vraiment le moyen d’apprendre de la vie, dirait Voltaire.
Anne Herbin, auteur d’essais pédagogiques, d’une autobiographie en cours, de poèmes religieux, de contes merveilleux, littéraires, philosophiques, de contes sur Marguerite Yourcenar, de 2003 à 2020 et de nouvelles ( la première, ici, durant le confinement de Mars à Mai 20020).
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